Vingt-cinq ans après certaines affaires médiatisées, comme celles survenues à France Télécom (aujourd’hui Orange), le suicide au travail reste un sujet délicat souvent passé sous silence. Les familles, les collègues des victimes, éprouvent des difficultés à obtenir la reconnaissance d’un lien entre le passage à l’acte suicidaire et certaines conditions de travail particulièrement anxiogènes et paradoxantes selon l’expression de Vincent de Gaulejac [1].
A décharge des organisations, un tel lien s’avère, en effet, comme chaque fois en santé mentale, compliqué à établir car c’est le plus souvent à une interaction de plusieurs facteurs que nous avons affaire. Dans cette problématique comme dans les cas de burnout qui peuvent aussi mener parfois au suicide, l’approche peut s’envisager selon trois axes interdépendants : l’axe sociétal, l’axe organisationnel et l’axe individuel.
Cette façon d’appréhender la problématique du suicide au travail a l’avantage d’éviter certains pièges comme la psychologisation à outrance, « il ou elle était fragile, malade etc. » comme d’incriminer exclusivement et d’emblée les organisations ou la société néo-libérale. Par ailleurs, si le suicide reste un sujet tabou, c’est probablement et surtout parce qu’il vient nous toucher, comme Irvin Yalom [2] le répète constamment, dans une angoisse fondamentale, à savoir, l’angoisse de mort et que le mécanisme de défense principal érigé contre cette angoisse est la plupart du temps le déni.
Dans cet article, nous aborderons les liens entre le monde du travail et les risques suicidaires à l’aide d’une vignette clinique. Ensuite, nous examinerons quelques pistes de prévention et d’actions possibles.
Frédéric, 45 ans est chef de gare dans une ville de province. Ce poste, il l’a obtenu à la suite d’un long parcours professionnel qui lui a demandé un investissement personnel considérable. Mais ce parcours l’a finalement conduit au bord du gouffre et au passage à l’acte suicidaire. Voici ce qu’il en dit lui-même :
Ceci est un récit rapide d’une carrière professionnelle « Cheminot »de vingt-cinq ans étant en partie responsable d’une dépression avec passage à l’acte.
Je suis entré dans la société (SNCB) en juin 1998 [3] comme aspirant-conducteur de train pour une formation de quinze mois. Cette dernière fut réussie haut la main avec accès au métier de conducteur de train. Ce job sera très satisfaisant au début. Par la suite, la famille, les activités, la vie sociale etc. ont rendu cette fonction, surtout à cause des horaires, très contraignante. A l’aube des dix ans de service mon moral commence à souffrir :fatigue, lassitude du métier, problèmes auditifs avec recherche intensive de la cause de cette surdité graduelle (cancer non exclu), famille agrandie etc. donnant lieu à un déclassement. Cela signifie, fin de carrière de conducteur de train et mise à disposition de la HR.
Quelques mois après le dit « déclassement », je suis reclassé dans un service opérationnel comme ouvrier polyvalent. Ce job sera pour moi avec le recul actuel, le meilleur au niveau qualité de vie malgré un salaire réduit et un lieu de travail éloigné de mon domicile. Malheureusement, vu la fonction toute différente de celle de conducteur, la retenue stricte au niveau hygiène de vie n’est plus une priorité. Je commence tout doucement un alcoolisme en dents de scie. Durant cette partie de carrière, je suis, vu ma formation de base, un incontournable au niveau réglementaire et connaissances. Tous mes collaborateurs me répètent durant ces six années que je suis bien trop qualifié pour rester dans ce job. En 2013, je décide de passer des examens de promotion.
En janvier 2014, je commence une formation de sous-chef de gare voyageurs que je réussis avec près de 98% des points (du jamais vu !). J’entre en fonction en octobre. Durant les années 2013-2014, le côté privé sera fortement modifié : nombreux décès, nouvelle naissance, déménagement etc. et l’alcoolisme en dents de scie toujours présent. A partir de cette entrée en fonction en 2014, ce sera le début d’une modification de ma personnalité initialement réservée, « rustique »,ne cherchant pas trop le contact des autres…pour une profession au contact avec la clientèle.
Entre 2014 et 2018, je suis sous-chef de gare voyageurs dans une grande gare du pays, avec toujours des compétences au-dessus de la moyenne et à fond dans mon job. En 2019, je deviens coordinateur en interventions chargé de la gestions des crises, d’incidents et d’accidents sur une zone définie et relativement vaste. Toujours au top, avec entre-autres, une nouvelle collègue qui pense et voit les choses comme moi. Cette partie de ma carrière sera riche en expériences et choquante sur le plan visuel. J’interviendrai sur plusieurs cas d’accidents de personnes.
En 2020, après la réussite d’un examen qui m’a demandé beaucoup de préparation et de sacrifices familiaux, je suis nommé chef de gare adjoint de ma collègue qui devient mon supérieur direct. Nous devons tout gérer :personnel, incidents, accidents, relations avec les autres services, examens, recrutements, formations etc. Le début de ce nouveau défi sera relativement plaisant malgré la période de covid 19. Par la suite, cette pandémie apportera son lot de nouveautés dont l’hyper connectivité. Pour ma part, le programme MS Teams où la moindre chose qui se passe sur ma zone m’est notifiée sur mon smart phone. Je n’arrive pas à gérer comme il se doit cette partie de la digitalisation de la société, je suis connecté et disponible H24. Les années se suivront avec des défis conséquents pour conserver un service décent aux clients : covid, inondations, léger remaniement du service, génération Z de plus en plus différente de notre optique etc. Je suis toujours à fond dans mon job et alcoolique. Ma cheffe/collègue prend de l’envergure en gérant une zone supplémentaire avec d’autres collaborateurs. Sa santé est mauvaise, sa personnalité change, nôtre binôme s’effrite.
Début 2023, notre nouveau manager nous informe d’une future restructuration en profondeur du service au niveau national. Cette annonce me fait l’effet d’une bombe. Entre autres : disparition de certains métiers, grosse vague d’examens, transfert des tâches, transfert de personnel, fermeture des gares etc. Par la suite, la communication vers les collaborateurs est quasi inexistante. Etant proche de mes agents, je cherche des réponses à leurs questions. Ma cheffe quant à elle reste discrète. Notre binôme ne fonctionne plus. Je commence à avoir des soucis d’humeur, des problèmes cardiaques, je suis toujours alcoolique.
La restructuration prévue en octobre 2024 m’oblige à justifier à nouveau mes connaissances et compétences via un examen. C’est probablement la chose que j’accepte le moins dans cette aventure. Néanmoins, je me prépare et je suis confiant. Il est impossible que je ne convienne pas. Le début 2024 est marqué par de nombreuses absences maladie dans le personnel, des règlements de compte, des questionnements relatifs à la restructuration, de plaintes de plus en plus fréquentes des voyageurs, bref, une ambiance horrible. La pression est insoutenable et les informations des décideurs sont toujours inexistantes. Ma cheffe est complètement détachée de son personnel. Malgré tout, je fais bonne figure, aide tout le monde et me prépare pour cet examen. Je suis sous pression et toujours alcoolique.
Le dimanche 21 avril, je suis prêt pour mon examen et vais donc me détendre avec quelques amis dans une fête villageoise. Lors de mon retour à la maison, ivre, je descends dans mon atelier. Et là, comme si un disjoncteur tombait dans mon circuit interne…je n’en veux plus, je suis à bout. Je m’ouvre une bière après avoir téléphoné au boulot pour me déclarer malade comme le veut la procédure et après avoir bu ma bière je tente de mettre fin à mes jours par pendaison avec une chaîne accrochée à mon étau.
Tout ceci comme si quelqu’un d’autre était en moi !la chaîne se décroche d’un côté pour me laisser en vie, anéanti, conscient et saoul. Je remonte près de mes proches qui n’ont absolument rien remarqué. Ce sera le virage le plus important de ma vie.
Après une longue absence maladie et une longue thérapie, je suis aujourd’hui abstinent et en mi-temps médical dans un service administratif. Je suis rempli de questions, différent, avec une tout autre approche de ma vie privée et professionnelle.
Je vais profiter de cette deuxième chance.
Cette vignette clinique nous aide à comprendre l’impact de certains facteurs professionnels sur les risques de passage à l’acte suicidaire. Car si, comme le disent très bien des auteurs tels que Christophe Dejours[4][5],Marie Pezé [6] ou encore Thomas Périlleux[7], le travail peut être source d’épanouissement ; qu’il peut le meilleur, il peut également le pire.
Me revient en ce moment une chanson humoristique issue du folklore populaire français chantée entre autres par Henri Salvador : Le travail, c’est la santé, ne rien faire c’est la conserver. Cette ritournelle disait à sa manière l’importance d’un équilibre entre les temps consacrés à la vie professionnelle et les temps de loisir et d’inactivité. La sagesse populaire et les recherches scientifiques s’entendent donc pour dénoncer les impacts négatifs de certains facteurs professionnels sur la santé physique et mentale des travailleurs.
Quels sont ces facteurs qui augmentent le risque suicidaire ?
En premier lieu, le stress chronique et la surcharge de travail. Une pression excessive, des délais irréalistes ou des responsabilités accablantes peuvent mener à un épuisement psychologique et physique (burn-out), augmentant ainsi le risque suicidaire. Viennent ensuite, le harcèlement et les conflits professionnels. Ces situations de harcèlement sexuel ou moral ainsi que les hauts conflits répétés avec la hiérarchie ou entre collègues, peuvent générer un isolement et un sentiment d’impuissance.
Comme le font remarquer Joiner et al.[8],le sentiment de ne pas être en lien avec les autres, l’isolement ainsi que le sentiment d’être un fardeau pour l’entourage, sont considérés parmi les facteurs les plus importants qui conduisent aux idées suicidaires. Le manque de reconnaissance, la perte de sens dans sa vie professionnelle, les conflits internes entre ce qui est exigé par l’organisation et les valeurs personnelles peuvent également provoquer une perte d’estime de soi et un sentiment d’injustice.
L’insécurité de l’emploi et la précarité, la peur du licenciement, le sentiment de honte et l’incertitude économique engendrent dans certains cas un stress intense et un sentiment de désespoir. Le désespoir étant considéré comme un des facteurs les plus significatifs dans cette problématique.
Enfin, sans pour autant prétendre à l’exhaustivité dans cette énumération, les conditions de travail difficiles, tels que des horaires atypiques, le travail de nuit, l’exposition à des situations traumatisantes (attention les psys !) ou encore un manque de soutien social au sein de l’entreprise peuvent accroître le mal-être. Ainsi, parmi les professions les plus touchées, on notera en tout premier lieu les agriculteurs et les travailleurs indépendants, en raison de l’isolement, de l’instabilité financière et de la pression économique.
Viennent ensuite les professionnels de la santé, confrontés à une forte charge émotionnelle, au stress et dans certains cas aux manques de moyens. Les forces de l’ordre et les militaires souvent exposés à des situations traumatisantes et à une forte pression hiérarchique figurent également parmi les professions à risque.
Enfin, les employés du secteur tertiaire (banques, télécommunications, grande distribution), soumis à des objectifs de rentabilité élevés et parfois à une gestion managériale agressive. Encore une fois, si le travail peut être source de valorisation et d’équilibre, il peut aussi devenir un facteur précipitant dans un processus suicidaire, voire se révéler un facteur de détresse lorsqu’il est synonyme de pression excessive et de souffrance psychologique.
La métaphore du terrain et du virus me semble éclairante pour comprendre l’interaction de ces différents facteurs. Lorsque vous êtes en bonne santé physique et psychique – les deux ne devraient jamais être séparés- votre « terrain » est prêt à se défendre contre d’éventuelles attaques virales et vous prémunir de certaines pathologies. Cependant, vous avez beau être bien immunisé, si vous êtes confrontés à un « bombardement virale », votre organisme risque d’être malgré tout fortement impacté.
Je pense qu’il en est de même vis-à-vis de certaines conditions de travail. Un individu en bonne santé physique et psychique saura se défendre, placer ses limites, voire sortir du système s’il se révèle pathogène. Mais qu’en est-il pour certaines personnes plus vulnérables et isolées ? Dans certains cas, n’est-ce pas aussi de la responsabilité de l’organisation, des collègues et finalement de chacun d’entre-nous de nous préoccuper les uns des autres ?
Dans ce sens, les entreprises ont un rôle à jouer dans la prévention des risques psychosociaux suicidaires. C’est pourquoi, certaines mesures mises en place devraient à mon sens être renforcées.
En matière de suicide, c’est en parler qui s’avère être le point le plus important. En parler, cela pourrait passer par le biais de formations pour les managers et de personnes de confiance. Car dans cette problématique, il ne s’agit pas seulement de signaler sa disponibilité à recevoir les plaintes et offrir un lieu d’écoute. La démarche doit être davantage proactive. Il s’agit d’abord de « repérer » la personne à risque suicidaire. Car, contrairement à une croyance souvent répandue, les personnes qui se suicident ont la plupart du temps donné des signes avant-coureurs. Malheureusement, ces signes viennent se heurter à nos mécanismes de défense tels que le déni et l’évitement. Sans une information appropriée et un minimum de travail sur soi, les managers et les personnes de confiance risquent de passer à côté de ces signaux de détresse qui s’expriment parfois de manière très indirecte.
Mais les pistes d’action et de prévention ne doivent pas se limiter à ces personnes. C’est toute la culture de l’entreprise qui doit participer à l’encouragement de la parole et à briser le tabou en créant un climat de confiance où les employés pourront s’exprimer sans crainte. Bien entendu, d’autres mesures doivent être prises comme le fait d’améliorer les conditions de travail en réduisant certains facteurs de stress trop importants.
En conclusion, le lien entre travail et suicide ne doit plus être ignoré. Une prise de conscience collective et des actions concrètes sont nécessaires pour protéger la santé mentale des travailleurs. Les psychologues s’ils sont sensibilisés à l’écoute et au dépistage de cette problématique ont un rôle à jouer pour favoriser cette prise de conscience.
Paul KESTEMONT
Psychologue clinicien
Psychothérapeute analyste existentiel
[1] Vincent de Gaulejac et Fabienne Hanique. (2015). Le capitalisme paradoxant.Seuil
[2] Irvin Yalom. (2008). Thérapie existentielle. Galaade Editions
[3] Les dates et le nom ont été modifiés afin de rendre le témoignage anonyme
[4] Christophe Dejours et Isabelle Gernet. (2016). Psychopathologie du travail. Elsevier-Masson
[5] Christophe Dejours et Florence Bègue. (2009). Suicide au travail : que faire ? P.U.F.
[6] Marie Pezé. (2023). Ils ne mouraient pas tous mais tous étaient frappés. Souffrance et travail. Champs actuel
[7] Thomas Périlleux. (2010).Sociologie clinique du travail. Notes de cours U.C.L. cité par Clélia Kestemont dans son mémoire fin de master en Psychologie du travail et des Organisations : Le burnout, une maladie de l’Idéalité. 2011
[8] Jr. Joiner, Thomas E. (Author), Kimberly A., Van Orden (Author), Tracy K Witte (Author), M. David Rudd (Author). (2009).The interpersonal theory of suicide: Guidance for working with suicidal clients. American Psychological Association