L’INTELLIGENCE ARTIFICIELLE (IA) ET SES ENJEUX POUR LE SUJET ET LA FORMATION (#2)
Paul-Laurent ASSOUN
À LA RECHERCHE DE L’INTELLIGENCE
Il était essentiel, pour introduire à l’intelligence dite artificielle, d’en présenter l’origine historique et les fondements épistémologiques.
Il convient à présent de sonder ce mot d’intelligence, choisi – pas tout à fait unanimement, il faut le souligner à nouveau – par le cénacle de Dartmouth, il y a sept décennies.
Le projet, passionné en son genre, des fondateurs était de constituer une version dite « artificielle », produite par la machine et l’algorithme, de l’intelligence que l’on pourrait donc appeler « naturelle », humaine donc. L’IA est issue de l’informatique, qui vise la simulation des facultés cognitives humaines.
Pourquoi cette simulation ? Pour lui conférer une puissance supérieure et la remettre au service de l’homme – ce serait en ce sens un projet humaniste louable, prenant place dans le Tableau des progrès de l’esprit, dont parlait Condorcet au nom des Lumières. La machine au service de l’homme, sauf à mettre l’homme au service de la machine, ce qui constitue le « cercle » de sa démarche.
C’est bien au départ un projet de chercheurs, au nom du « sujet de la science » (Lacan), mais pris dans un projet utilitaire, celui d’étendre l’action de l’agent pensant sur le monde. Vieux mythe faustien, mais totalement reperformé par la technique mathématisée. Défi, car l’intelligence elle-même, quoique l’on croit discerner ce dont il s’agit, révèle une complexité dès qu’on cherche à la définir.
QU’EST-CE QUE L’INTELLIGENCE ?
Ce projet a du moins l’intérêt de revenir à la question basique : qu’est-ce que l’on désigne sous ce terme d’« intelligence » ?
Il nous faut donc circonscrire tout d’abord cette notion.
La définition basique en est la « fonction mentale d’organisation du réel en pensées ». C’est l’action et la faculté de « comprendre », appelée « entendement » au XVIIe siècle (Descartes). Mot dérivé du latin intellegere ou intelligere. Legere veut dire littéralement « cueillir » ou « rassembler », puis « lire ». C’est donc une aptitude synthétisante ramenant à leur unité cachée des données diverses éparpillées. Le monde prend forme par elle, en ramenant la multiplicité à une unité, en en faisant un bouquet, en quelque sorte. C’est cueillir, sélectionner et assembler. Soit dégager un ordre de rationalité dans des choses et des faits disparates, par perception de leurs relations en réseaux. De façon à donner son intelligibilité au monde.
Mais regardons de plus près ce que dit le mot. Au-delà de la définition strictement cognitive, la langue indique l’axe central : l’intelligence consiste à lire entre. Savoir lire entre les lignes, tel est son art. Ce n’est donc pas une compréhension directe, massive, mais une inter-prétation. Faire preuve d’intelligence, c’est déchiffrer la signification ou le sens qui s’inscrit en absence dans l’intervalle de la lettre.
Ce n’est pas du tout ce que vise l’IA : elle cherche à compiler exhaustivement le maximum d’informations, il est vrai au moyen d’un schéma logique. Compiler, c’est d’abord rassembler en un seul ouvrage une somme d’extraits provenant de sources différentes. C’est les « compacter ».
Ce point est capital pour évaluer la prétention de l’intelligence artificielle, dotée d’une capacité exceptionnelle de concaténation des données informationnelles, au point de sembler surpasser la capacité compilatoire de l’intelligence humaine. L’IA thésaurise les données informatives avec d’indiscutables compétences performatives – rien ne lui échappe – mais elle échoue dans la restitution de cet invisible, « l’esprit de la lettre ». Ou plutôt, elle l’ignore souverainement. Bref, elle comprend tout mais ne pense rien – si l’on s’avise bien de ce qu’est la pensée – soit l’opération d’un sujet.
LE SUJET A L’EPREUVE DE LA PENSEE
Cogito ergo sum : « Je pense, donc je suis », cette formule célèbre de René Descartes, initiateur du rationalisme moderne dans son Discours de la méthode (1637), doit être entendue en toute sa portée.
Après avoir douté de tout (par un doute « hyperbolique » méthodologique), il en vient à mettre au jour la seule source de savoir : « l’évidence » qui garantit le fondement du savoir.
La vérité s’étaie sur l’acte du sujet pensant – tournant essentiel. Elle s’applique à la véracité de la rationalité mathématique, sur laquelle la connaissance peut s’appuyer.
L’IA balaie d’un geste l’implication du sujet dans le savoir.
Le savoir n’est plus que le compactage des faits (à l’aide de la formalité algorithmique). On comprend pourquoi : tout est déjà engrammé dans la « machine à penser » ; le sujet pensant en devient un simple usager.
C’est le moment de rappeler que le mot compilare a en latin signifié « piller quelque chose, dépouiller quelqu’un », ou encore « plagier un auteur ».
On comprend ainsi que l’IA porte au plagiat, dans la mesure où elle est structurellement fondée sur l’emprunt systématique.
N’en concluons pas qu’elle est inutile : elle élargit le regard, compensant une certaine « myopie intellectuelle » du connaître humain. Mais ce faisant, elle fait disparaître le sujet pensant.
C’est un projet anti-cartésien, désubjectivant le savoir et faisant son deuil de la vérité.
Une illustration concrète courante est le système Google, fort utile, mais qui a besoin pour agir d’être interrogé par le lecteur au moyen d’une problématique, faute de quoi il est stérile – juste bon à être recopié.
C’est quand un sujet lui adresse les bonnes questions qu’il se met en quelque sorte à parler… Faute de quoi, il reste impersonnel.
DU « PENSEUR » AU « SERVEUR »
La logique « artificialiste » débouche donc sur un projet : pourquoi ne pas transformer toutes les pratiques sociales de transmission en « serveurs » ?
Certains y pensent de plus en plus et le proclament : un serveur ne serait-il pas, en termes d’efficience, plus performant qu’un enseignant, fût-il un « puits de science » ?
Et pourquoi ne serait-il pas possible de remplacer un psychothérapeute par un dispositif informatisé ?
Gardons néanmoins à l’esprit que c’est là un usage idéologique, partiellement étranger à l’idée de ses fondateurs – bien qu’ils en aient ouvert la voie.
Les fondateurs ont bien prôné une reconversion de la rationalité, lourde de conséquences, à garder sous l’œil justement du sujet pensant, de « l’esprit critique », de l’aptitude au doute et de l’entre-deux inprogrammable dans une machine…
Il s’agit d’un réel à affronter par ses ressources propres.
On comprend pourquoi les discussions vagues et générales sur « pour ou contre l’intelligence artificielle ? » ratent les véritables enjeux, réduits à des problèmes techniques, alors qu’il s’agit d’un problème anthropologique de fond.
À ce niveau, il est requis d’introduire la dimension du langage, autre grand enjeu – prochaine étape de notre réflexion.
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