La présente contribution, issue d’un enseignement sur la question du suicide délivré pendant des années, dans le cadre de la psychopathologie et de la psychologie clinique, mais aussi en ses enjeux anthropologiques et éthiques, peut constituer une ré-introduction au Diplôme d’étude universitaire « Suicide : sujet et conduites suicidaires » proposé en 2021 dans le cadre de la Sigmund Freud University (SFU) avec de nombreux contributeurs et s’adressant à quiconque est confronté à cet événement traumatique de l’acte suicidaire ou aux conduites qui s’avèrent suicidaires.
C’est le propos de la présente contribution introductive de dégager l’apport spécifique de la psychanalyse à cette énigme. Nous renvoyons au DU « suicide » pour la confrontation à l’ensemble des apports à ce fait complexe. Nous nous limiterons ici à ce que le « savoir de l’inconscient » et la clinique du sujet proposent de pistes dont nous voudrions montrer la fécondité, comme abord privilégié de la subjectivité suicidaire.
Au lecteur de juger dans quelle mesure il constitue une dimension axiale de l’énigme, avec les ressources de la clinique et de la théorie psychanalytiques.
Les études suivantes détailleront la clinique de l’acte suicidaire.
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INTRODUCTION AU PROBLEME DU SUICIDE
Le problème du suicide saisi par l’inconscient
« DU MEURTRE D’OBJET AU SUJET SUICIDAIRE »
Le suicide désigne le fait de se tuer volontairement, de se donner la mort, et comme on dit par euphémisme, de « mettre fin à ses jours ». Le mot désigne tout acte d’autodestruction volontaire. Acte par lequel un sujet accomplit sa propre destruction, la destruction physique de sa propre personne. Un homicide de soi, puisqu’il y a mort d’homme…
Le suicidé laisse dans le monde sa dépouille mortelle et la réaction quasi immanquable à cet événement est : « pourquoi ? » « Pourquoi a-t-il, a-t-elle fait cela ? « Question fatalement dérisoire mais qui marque le désarroi du survivant. Si la vie est difficile, parfois insupportable, y mettre fin paraît disproportionné. Le réflexe est alors de chercher les raisons extérieures qui l’auraient poussé à cet acte définitif et désespéré : une misère économique ou affective. Mais le suicidé emporte son secret dans la tombe. Parfois il a laissé une lettre d’adieu, ou un message télévisuel, souvent pathétique, qui donne des indices, mais qui laisse l’énigme de l’acte même intacte. Ce qui rend un peu vain les efforts des tenants de la suicidologie, discipline née au XXe siècle, d’en tirer quelque conclusion. C’est que le sujet lui-même, si sincère soit-il, ne peut en apporter le « fin mot », au mieux les mots de la fin (ultima verba) importants à prendre en compte. Nous sommes réduits à envisager le suicide au cas par cas, de l’extérieur, mais nous avons les moyens d’en tirer des conclusions à partir de l’analyse des processus psychiques inconscients. Faire l’inventaire des « facteurs » n’est pas une bonne façon de respecter l’acte du sujet, qui fut pour lui une « solution », si catastrophique soit elle. Une sorte d’absolu négatif, un refus de l’existence.
Il faut bien insister sur la différence entre l’impulsion suicidaire et le suicide dument programmé. La question de l’acte dit volontaire doit être réenvisagé : aussi bien certains accidents peuvent ils se révéler des suicides déguisés, voire insu des sujets même. On connaît aussi les suicides collectifs programmés par les gourous de sectes.
Le suicide et ses discours
Pour mieux situer l’apport de la psychanalyse à la question, il importe de comprendre dans quel contexte le mot est né et les discours auxquels a donné lieu cet acte de retrait de la vie.
Le « suicide » : le mot et son histoire
On peut repérer la naissance précise du mot « suicide », dans la mesure où il s’agit d’un néologisme, d’un terme créé de toutes cas de pièces qui s’est ensuite imposé dans l’usage (ce qui est loin d’être le cas de tous les néologismes). Le terme est apparu dans le premier tiers du XVIIIe siècle. C’est un certain abbé Desfontaines qui l’a promulgué entre 1726 et 1737. Mais on le trouve à la même époque chez des écrivains, l’abbé Prévost, l’auteur de Manon Lescault et même chez Voltaire, qui a écrit un très intéressant traité Du suicide ou l’homicide de lui-même (1737).
L’abbé Desfontaines (1685-1745) était d’ailleurs l’auteur d’un Dictionnaire néologique à l’usage des beaux esprits du siècle, en 1726. Il a pris le mot « homicide » (homicidium, XIIe s.) et a remplacé homo par sui : se suicider c’est tuer (caedere) soi (sui) .C’est une époque où l’on crée des néologismes porteurs : ainsi « fétichisme » par Charles des Brosses. On le trouve (Observations sur les écrits modernes, t. XI, p. 299) en 1735, mais dès 1734, l’abbé Prévost parle de suicide dans sa gazette Pour et Contre. Il est reconnu dans l’Encyclopédie de Diderot et d’Alembert qui le diffusent et est adopté par des jurisconsultes, comme Daniel Jousse .
C’est donc un mot relativement récent, du second quart du XVIIIe siècle. C’est un artefact néologique, créé pour les « beaux esprits » du siècle des Lumières et qui a « pris », qui a eu un succès exceptionnel, puisque ce mot savant est passé dans la langue populaire. Non sans difficultés : il est intéressant de constater qu’à l’époque le terme a été jugé ridicule. Ainsi de la réaction de Jean-Baptiste Racine à son frère Louis Racine dans une lettre de 1741 où il ironise « À l’égard du suicide (mot que vous avez vraisemblablement employé pour rire, car personne ne l’entend, et deux gens d’esprit me dirent hier que ce ne pouvait être qu’un charcutier), ce ne sera jamais un péché fort à la mode parmi les gens de bon sens)». La suite a démenti cette position méfiante : le mot est bien entré dans les mœurs et la langue, en sorte qu’il est parvenu jusqu’à nous avec une vigueur remarquable. Il n’est certes pas « employé pour rire » ! Il est composé visiblement à partir du terme « homicide » ou crime mais remplace le mot homo, homme par le terme sui, soi : il est donc considéré alors comme un meurtre de soi (comme être humain).
Le suicide : un droit ou une faute ?
Néanmoins il faut remarquer que le terme était d’usage technique dans les textes de théologie de la moitié du XVIIe siècle où l’on discutait du droit de mettre fin à ses jours comme créature de Dieu. Il était donc considéré comme une forme d’homicide où le même sujet serait à la fois criminel et victime ! La doctrine chrétienne (catholique) avait été fixée dès le premier concile de Braga (561). ll proclame que le suicide est criminel , mais il est à noter qu’il est excusé chez les « fous » comme maladie. C’est un péché s’il est volontaire et lucide. Le traité du suicide était devenu un chapitre de la « « théologie morale » depuis au moins le théologien espagnol Juan Caramuel en 1656 « Quaestio de suicidio » à l’intérieur de sa Theologia Moralis Fundamentalis . On comprend pourquoi : « attenter à ses jours » était vécu comme un déni de son statut de créature, donc une sorte de blasphème.
La question est ensuite investie par les philosophes. Dans l’Antiquité, le fait pour le sage de se donner la mort était assimilé à un véritable choix, la question figurait dans les traités d’éthique. Pourquoi les Romains n’ont-ils pas forgé le mot suicide comme les mots parricide, matricide, homicide, tyrannicide ? Ils parlent plutôt d’autophonos ou authentes qui mettent l’accent sur le autos, soi-même comme individualité morale. Dans la Bible, le suicide est antinomique avec « choisir la vie », un traité du IVe siècle Semahoth le définit comme « détruire son os avec connaissance ».
La pensée laïque et athée hérite du problème. Il devient même d’autant plus aigu que selon l’expression nietzschéenne, Dieu est supposé « mort ». Toute la charge revient à l’homme, c’est « le drame de l’humanisme athée » (H.de Lubac). Albert Camus note qu’il n’est pas de question philosophique plus importante que la question du suicide. Problème du désespoir, qui fait que le sujet ne peut plus légitimer son existence ou envisager sa propre perpétuation et où il ne peut plus « étreindre sa propre existence ». Détresse mise acte par l’auto-suppression. Forme de solitude, ce qui s’appelle « déréliction » — sentiment du Christ sur la Croix » — mais dans la condition athée. Il y eut même un curieux débat sur le « suicide du Christ », qui aurait été dissimulé par le Calvaire. Mais le pessimisme athée, celui d’Arthur Schopenhauer, justifie le suicide comme logique. On notera l’intéressante « Philosophie du désespoir » d’Alphonse Rabbe qui fait du suicide une forme de dignité (Album d’un pessimiste), prônant même une « science du mourir ». Jean-Paul Sartre en revanche, sans condamner le suicidaire, pense que le suicide dément la vocation de l’homme comme « être de projet », c’est en dernière analyse une négation de sa liberté.
Nous voilà au seuil de notre question spécifique dont l’historique permet de mesurer les enjeux les plus actuels. Quand le terme est réinventé aux XVIIIe et XIXe siècles, il est désormais redéfini comme un problème psychologique et psychopathologique, bref, comme un symptôme,.Voici donc la seconde rupture décisive : d’un problème théologique, le suicide devient un problème de « santé mentale ». La psychiatrie l’aborde pendant tout le XIXe siècle dans le contexte d’une pathologie. Non sans quelque hésitation, le médecin et le psychiatre s’emparent de la question. Dans l’étude du psychiatre Falret le suicide est mis en rapport avec l’hypocondrie, les très grands hypocondriaques ayant une tendance au passage à l’acte suicidaire pour mettre fin à leur malaise profond (ce qu’on trouve chez Schreber).
Il a fallu attendre 1791, avec le Code pénal français, pour que le suicide soit décriminalisé, alors qu’en Angleterre il reste un délit pendant tout le XIXe siècle jusqu’en 1879. Punir quelqu’un qui s’est suicidé est certes une contradiction dans les termes. Ces débats évidemment dépassés témoignent néanmoins de cette question du lien entre suicide et culpabilité, qu’éclaire la psychanalyse, comme on le verra. On ne peut l’omettre dans l’évaluation du débat actuel : suicide au travail (burnout), comme symptôme institutionnel, qui intéresse les syndicats autant que les cliniciens… c’est un signe social. De cette évolution témoigne un livre comme Suicide, mode d’emploi, paru en 1982, au titre éloquent qui tranche toute la question éthique pour le postuler comme un droit et en faciliter, voire en prescrire la procédure. Il faudra se demander comment et pourquoi la question du suicide s’est ainsi socialisée, au point de venir le centre du malaise du sujet.
Freud et l’acte suicidaire
Nous sommes prêts pour comprendre l’apport et l’originalité proprement psychanalytiques, qui reprend. La question du suicide comme mise à l’épreuve du sujet.
Ce qui va nous orienter est la formation de la question du suicide chez Freud, afin de montrer la centration de la question du point de la signification inconsciente de l’acte suicidaire. Cela nous permettra d’avancer dans la clinique. En allemand « suicide » se dit Selbstmord (meurtre de soi) ou Selbsttötung (mise à mort de soi).
Comme la psychiatrie, Freud aborde la question en termes de symptôme. Mais, fait décisif, l’introduction du point de vue du sujet inconscient modifie radicalement l’abord de la question. On va bien avoir affaire à une psychopathologie de l’acte suicidaire, donc comme symptôme. Mais dire que le suicide intervient parce que le sujet est atteint de quelque « maladie mentale » est insuffisant et abstrait. Il s’agit d’aborder le suicide comme « formation inconsciente ».
C’est ce point qu’il s’agit d’aborder : comment situer le comportement suicidaire dans la problématique du conflit inconscient du sujet ? On sent bien que la démarche suicidaire, préméditée ou impulsive, procède de la vie pulsionnelle et de sa conflictualité, atour du vivre et du désirer.
En second lieu, la psychanalyse donne des éléments pour comprendre le lien entre la conduite suicidaire et la question sociale. Cela va même permettre de comprendre comment la question éthique et théologique s’est socialisée et a acquis une telle importance pour la modernité. Bref le suicide est aussi un symptôme social en lien avec le « malaise dans la culture ». La sociologie s’était emparée de la question, au moment même de la naissance de la psychanalyse, avec l’étude d’Emile Durkheim, Du suicide (1897). Un point de vue d’anthropologie psychanalytique est là requis, pour saisir le lien entre le sujet du symptôme et la condition culturelle.
L’acte suicidaire et son sujet
Un jalon important et oublié est la discussion sur le suicide de la Société psychanalytique de Vienne des 20 et 27 avril 1910 sur les suicides d’adolescents initiée par David Ernst Oppenheim. En concluant ce colloque, Freud en résume la problématique. Le créateur de la psychanalyse, s’adressant à ses collègues intervenants du débat, énonce la question centrale qui a pris forme dans ce débat :
« Nous voulions avant tout savoir comme il devient possible de surmonter la pulsion de vie si extraordinairement forte et si cela ne peut réussir qu’avec l’aide de la libido déçue ou s’il existe un renoncement du moi à son affirmation (Verzicht des Ichs auf seine Behauptung) à partir de motifs moïques (Ichmotiven) propres ».
La formule est dense et semble difficile à déchiffrer, mais elle contient une clé dont nous devons nous saisir, comme point de départ fondamental de la question que les autres discours sur le suicide esquivent, tout en tournant autour. On verra qu’elle est puissamment éclairante en examinant la clinique. Voilà le vrai axe de la perplexité face à l’acte du sujet de l’auto-attentat, avant même tout jugement extérieur.
La pulsion de vie étant si puissante, où le suicidant puise-t-il la force psychique (et par suite physique) d’attaquer sa vie ? En premier lieu, le suicide est un paradoxe existentiel : le sujet humain tient foncièrement à la vie. La « pulsion de vie est extraordinairement forte », sur le mode animal. Il ne s’agit pas nécessairement d’un amour de la vie, mais quelque chose de plus et de moins à la fois : il s’agit d’un accrochage, d’une adhésion à la vie qui fait que le vivant ne peut se détacher de la (sa) vie aisément, même s’il le souhaite. Bien des gens disent « je voudrais en finir », mais de cette pensée à sa réalisation, il y a (heureusement) un monde ! Aborder la démarche suicidaire en son fond, c’est donc chercher le processus qui fait qu’un mouvement plus fort que la vie même puisse l’emporter et d’où il peut émaner.
L’enjeu étant, répétons-le, pulsionnel, et Freud parlant de « dualisme pulsionnel », on distingue des « pulsions du moi » qui sont aussi des pulsions d’auto-conservation et des « pulsions d’objet » qui visent l’objet, les pulsions d’objet les plus puissantes étant les pulsions érotiques. Du moins dans ce que l’on appelle le premier « dualisme pulsionnel » qui date justement des années 1910. Il est formulé dans l’écrit sur la cécité hystérique en 1911. C’est donc dans le contexte de cette tension entre le moi et « l’objectal » que Freud aborde la problématique du sujet confronté au suicide. Comment la « pulsion de vie » peut-elle être « terrassée » ? On va voir que ce terme va s’avérer déterminant.
Traduction métapsychologique (nom de la théorie psychanalytique) : le suicide naît-il, comme terrassement de la Lebenstrieb (pulsion de vie), de la perte ou plus précisément déception libidinale (côté objet) ou du moi, renoncement du moi à son affirmation ? Le ressort du suicide est il un affaissement du moi ou un « chagrin d’amour », au sens le plus fort ? Pour préciser, il ne s’agit pas seulement avec le moi d’auto-conservation vitale, mais de l’amour narcissique que le moi porte à lui-même comme objet.
La clé du conflit : la mélancolie
Eh bien, c’est la mélancolie qui va donner la clé de cette question :« on ne peut partir ici, note Freud dans le même texte, que de l’état de la mélancolie, connue dans la clinique, et de sa comparaison avec l’affect de deuil ». Ajournement jusqu’à ce qu’on ait élucidé « les destins de la libido dans la mélancolie ». Freud prend date ici pour son texte majeur sur la mélancolie, quatre ans plus tard, « Deuil et mélancolie » (1915).
C’est en effet dans le processus de mélancolisation que l’on voit comment le moi peut être terrassé par l’objet (ce qui survient également dans les passions amoureuses). Rappelons l’hypothèse originale de Freud sur cette pathologie mélancolique qui a suscité une curiosité séculaire. Le tableau clinique de la mélancolie est caractérisé par une perte de la capacité d’aimer et de travailler, un retrait de la réalité. Freud reprend d’ailleurs le fil à travers le délire de petitesse mélancolique, insomnie, anorexie, bref « un remarquable surmontement (Überwindung) de la pulsion qui oblige tout vivant à tenir fermement (festhalten) à la vie ».
Cela implique : « La revendication pulsionnelle devant la satisfaction de laquelle le moi recule avec effroi serait donc la satisfaction masochiste, celle de la pulsion de destruction dirigée vers la personne propre ».
La clé, le secret général du suicide au plan du sujet inconscient se joue donc là : le moi ne peut se tuer que s’il peut se traiter lui-même comme objet.
Via la mélancolie, Freud parvient donc à répondre à la question de fond de l’acte suicidaire. Il faut bien entendre ce qui est dit là : « L’analyse de la mélancolie nous apprend que le moi ne peut se tuer que si, par le retrait) de l’investissement d’objet, il peut se traiter lui-même comme un objet, s’il peut diriger l’hostilité contre lui-même, qui vaut un objet et représente la réaction originaire du moi envers les objets. L’objet alors se montre plus plutôt que le moi, il le terrasse (überwältigt) ».
On comprend que le suicide comporte une part non négligeable de jouissance inconsciente, qui fait que l’hostilité se retourne contre le moi, mais non en tant que moi propre (en ce cas, les pulsions de vie feraient barrière)., mais contre l’objet perdu auquel le moi s’est identifié.
Nous tenons là le cœur mélancolique de l’acte suicidaire. Cela ne signifie pas que l’acte suicidaire se réduise à l’équation mélancolique. Une clinique détaillée de l’impasse suicidaire nous mènera à de tout autres figures. Mais au cœur de toutes ces figures, on retrouve la question que la mélancolie présente de la façon la plus directe.
« L’ombre de l’objet » (perdu) tombe sur le moi, le sujet s’endeuille. C’est cet « auto-érotisme négatif » qui alimente donc l’énergie de cet acte terrible, agression du moi contre lui. Personne ne peut se « sui-cider si cette opération d’identification régressive n’est pas accomplie. Le mot lui-même est à reconsidérer : par « soi » (dans le mot suicide), il faut entendre le moi-objet. C’est donc possible par une relation sado-masochique du moi à lui-même, de « moi » à « moi-même ».
D’où l’on peut relire l’idéologie suicidaire nommée « nihilisme ». Qu’y a-t-il derrière ? Désespoir ? Ennui ? mais aussi foi et enthousiasme. Tombant dans la mort comme dans un trou ou se ruant vers la mort avec fanatisme. Chez Kirilov, le héros des Possédés de Dostoïevski, le suicide est l’acte absolument inaugurateur du Soi. Credo nihiliste de la subjectivité. Dans l’Antiquité stoïcienne, le suicide était l’affirmation de l’être libre et autonome. Dans la modernité, c’est la subjectivité comme néantisation.
On a même fini par en forger des modes d’emploi jugés scandaleux, mais surtout d’une incroyable présomption : il faut un sacré culot au sujet pour se croire l’auteur vrai et prémédité de cet acte qui lui appartiendrait. C’est la volonté de puissance qui se cacherait donc derrière une certaine présomption suicidaire, autant que dans un deuil profond.
Dernière remarque clinique : on remarque que certains suicidaires semblent retrouver une certaine joie de vivre la veille même de leur acte suicidaire, il s’agit en effet d’un moment « maniaque » (de sentiment de fête directement opposé au deuil mélancolique – ce que la notion de « bipolaire » exprime mais sans l’indispensable complément psychanalytique) : c’est qu’ils ont décidé de « tuer le mort » en eux-mêmes (l’objet intérieur persécuteur) et ressentent donc un sentiment de libération intérieur à l’idée de l’acte prochain. Cela montre concrètement la pertinence d’une telle approche de la mélancolie suicidaire par les processus psychiques inconscients.
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Nous interrompons ici cette introduction – qui nous paraît une entrée dans la question de fond –, il s’agira ensuite de détailler les figures psychopathologiques du suicide, dont l’auteur n’est pas nécessairement un sujet mélancolique mais est bien confronté à un vécu de perte « mélancoliforme ».
Cela permettra également de montrer l’influence du malaise collectif dans ce que l’on désigne comme « conduites » ou « démarches suicidaires ».
On verra également comment le psychothérapeute peut mieux évaluer par cette lecture l’évolution suicidaire des patients confrontés à la souffrance psychique.
A suivre donc…
Paul-Laurent Assoun
Professeur émérite à l’Université de Paris, enseignant et président du Conseil scientifique du centre universitaire Sigmund Freud (SFU), Responsable Scientifique du DU suicide proposé par la SFU-Paris.