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Une lecture psychanalytique de la crise grecque 1/2

Article de Marina Kousouri – Psychologue Clinicienne

Une lecture psychanalytique de la crise grecque : le corps, enjeu du politique et support de l’humiliation

 

La crise de la dette : un nouvel aspect du « malaise dans la civilisation »

 

L’économie de la dette est pour le psychisme une économie de cruauté. En rendant le sujet endetté, auprès des banques ou de n’importe quel autre, elle le prive de sa souveraineté, du pouvoir sur soi. La crise économique, que l’on évoque souvent à travers le langage abstrait de la finance ou le langage désincarné des chiffres, est aussi une crise des corps. Le corps a faim, froid, se réduit à sa fonction naturelle, à ce que Giorgio Agamben appelle « la vie nue »[1]. La crise est omniprésente au sein de la vie politique contemporaine et semble sans fin. Du moins, la perspective d’une décision qui pourrait enfin rompre cette permanence de la crise semble toujours plus lointaine : comme la ligne d’horizon, elle paraît toujours s’éloigner à mesure que l’on s’en approche. Cet éternel présent de la crise n’est pas sans rappeler certaines conceptions religieuses du temps, comme a pu le noter Agamben. La crise fonctionne comme un instrument de pouvoir, l’outil interne du capitalisme, qu’elle permet de réguler et de régénérer. Par sa seule existence, elle rend légitime des décisions politiques et économiques qui privent le citoyen de toute possibilité de décision ou d’expression. Toute crise économique conduit à l’adoption de mesures dites nécessaires et incontestables pour en venir à bout. Il s’agit là d’une nouvelle lecture de ce que peut et doit être la démocratie, qui entrave chez le sujet l’élaboration du deuil de la perte et provoque chez lui un trauma. Le présent est hanté par la perspective que le pire est à venir, que l’avenir sera irrémédiablement pire. Une « ère du soupçon » se dessine entre les citoyens et les élites politico-économiques : « ne serait-ce pas plutôt un délire d’auto-observation qui conduirait davantage vers une paranoïa généralisée dans une recherche infinie du limite ? Une paranoïa qui conduit chaque individu à remettre en question chaque décision prise sur le plan politique ou social, entachée du soupçon d’un hypothétique complot. Une mutation du lien social qui rendrait l’individu de plus en plus méfiant, voire une mutation pour laquelle le sujet en arriverait à attaquer le lien social »[2].

 

Notre époque se caractérise par deux sentiments : la peur et la jouissance. Plus précisément, notre époque appelle à un excès de jouissance, une jouissance matérielle qui transforme les besoins en contraintes. La démesure de la jouissance et des besoins pour la satisfaire supprime le désir, dépolitise la société, favorise le contrôle social. Elle fait émerger des liens sociaux traumatogènes, comme l’a bien vu Mohamed Ham : « il n’est plus question d’un malaise dans la culture, mais d’un trauma généralisé dans le lien social qui aboutit à la massification du vivant (…) Le lien social, notre lien social moderne, serait un lien « traumatogène » qui ne cesse d’involuer symboliquement et affectivement en s’hyper-modernisant et en s’ultralibéralisant, tout en ressourçant dans cette psychopathie des temps modernes (…) Les nouveaux liens sociaux sont soumis à la terreur d’une dynamique chaotique de l’image où se déploie une entreprise de déshumanisation (…) N’oublions pas que linguistiquement et langagièrement, si le lien se soutient et entretient des formes d’illusions nécessaires d’altérité « amour affection, fidélité », c’est aussi ce qui attache, entrave et ligature. Le travail du lien comporte donc cette double face d’être en même temps ce qui tisse, tresse et brode et ce qui sépare, rompt et désunit. L’homme du lien est un sujet librement entravé »[3].

 

Les conséquences de cette conjugaison de la peur et de la jouissance sont, d’une part, la montée du fétichisme, du masochisme, de l’exhibitionnisme et, d’autre part, la montée du fascisme, idéologie fascinée par le trauma et la résilience. La psychanalyse doit se poser comme résistance à cet idéal de jouissance effrénée qui est le drame de notre époque. La crise, en outre, fait naître un sentiment sans doute plus complexe encore : celui de l’humiliation, symbole du drame de l’époque. Au temps de la mondialisation et des réformes économiques libérales, les pays les plus riches semblent plus que jamais disposer, au moins partiellement, de la souveraineté des pays en difficulté. L’humiliation de l’homme par l’homme n’est pas seulement un sentiment diffus, mais tend à devenir réellement prégnant : l’étude clinique met à jour ce sentiment du tort ou du préjudice subi chez les sujets. Nous voudrions montrer que, pour individuelle et subjective qu’elle soit, l’humiliation peut aussi prendre une forme collective, partagée par tout un pays. L’humiliation s’apparente à une nouvelle forme du malaise actuel de la civilisation. Là où une souveraineté extérieure s’impose, l’humiliation surgit et dégrade les relations sociales. La Grèce a perdu de la sorte sa souveraineté. Ce ne sont pas seulement les immigrés, par ailleurs contraints de quitter le pays comme dans les années 1960, qui s’y sentent étrangers, mais plus largement les citoyens grecs, devenus étrangers dans leur propre pays natal. Le traumatisme collectif de l’humiliation atteint le sujet dans ce qu’il a de plus intime : la dignité et l’image de soi.  L’humiliation est à la fois actuelle et atemporelle, localisée et universelle. Elle prend des formes variées certes, mais rend toujours le quotidien malheureux. Le sujet organise en fonction d’elle l’ensemble de ses paroles, de ses actes, de ses rapports aux autres. L’humiliation provoque des idéalisations morbides et met en crise l’idéal de la culture. Ces Grecs que l’on n’a plus l’habitude désormais que d’évoquer à travers des chiffres – ceux de la dette de leur Etat – nous voudrions les décrire d’un point de vue psychanalytique, substituant ainsi la perspective clinique à la seule perspective économique : « l’intérêt sans cesse croissant des décideurs pour les évaluations quantitatives des pratiques et la mesure de leur rentabilité économique fait obstacle à la clinique. Le mépris à l’égard de la part relationnelle du soin consomme la rupture entre la technique et l’humain (…) Les vulnérables ont beaucoup à nous apprendre. Ils nous révèlent notre propre vulnérabilité (…) qui ne saurait qu’abusivement être confondue avec de la faiblesse, de la débilité »[4]. C’est parce que les vulnérables en disent long sur notre époque que nous avons voulu leur consacrer notre article.

 

Notre hypothèse est que le trauma catastrophique de l’humiliation, qui s’exprime par la manifestation de la honte, écrase le sujet, abolit le moi en brisant l’image que l’on a de soi. Nous postulons que ce trauma conduit le sujet au mutisme, à la confusion, blesse son honneur et sa dignité. C’est alors le corps qui absorberait pareille cruauté ; c’est encore lui qui, alors que toute sortie de crise semble impossible, pourrait se révolter et refuser l’humiliation.

 

La honte : la blessure du moi et le regard de l’autre

 

La honte, telle qu’elle est définie par le Larousse, est un « sentiment pénible, provoqué par une faute commise, par une humiliation, par la crainte du déshonneur ». La honte est liée à une faute, une faute imaginaire, une blessure de l’idéal. Le sentiment de honte implique et exprime un sentiment d’humiliation. Il suffit que je pressente une perte d’honneur pour que la honte s’abatte sur moi. Cette honte manifeste une rupture de l’idéal, une déception de celui-ci. La honte est liée à l’angoisse. C’est ce que Freud observait dans le cas de l’hystérie : la honte est une transformation de l’angoisse, née d’évènements subjectifs qui portent l’expression du trauma primitif. La honte, qui, comme le dégoût, est une résistance à la libido, entretient le refoulement. Elle est l’agent exécutif, et non l’agent dérivé, de l’acte de refoulement. L’instance de ce refoulement n’est autre que l’idéal du moi. Mais la honte n’est pas strictement individuelle : elle naît du rapport à autrui, elle concerne la crainte que l’on a du regard de l’autre. J’ai honte parce que je suppose que l’on me fait honte de quelque chose. Se sentir honteux, c’est se sentir identifié à soi, jusqu’à la nausée, dans la manière dont on se donne à voir à l’autre. Il n’y a pas de possibilité d’évasion de soi : « ce qui apparaît dans la honte, c’est le fait d’être rôdé à soi-même, l’impossibilité radicale de se fuir pour se cacher à soi-même, la présence irrémissible du moi à soi-même »[5], comme l’écrivait Levinas. C’est alors sa présence à soi-même qui est honteuse. La faute, l’idéal, l’autre : tel est le triptyque sur lequel repose la dialectique du sujet honteux. La honte, ainsi, est à la fois un sentiment et un état social. Elle révèle cette position du sujet confronté au sentiment de la société ; « l’inconscient de la honte s’avère accès au statut du sujet inconscient, en sa dimension sociale »[6].

 

Insensible, du domaine de l’idéal, la honte est aussi sensible, du domaine du corps. La honte est, en quelque sorte, une nausée, un mal de mer, un dégoût, qui a pour caractéristique de rendre le corps du sujet si sensible à lui-même qu’il ne peut plus prendre la moindre distance par rapport à ce qui lui arrive. Le principe commun de la nausée et de la honte réside dans le rapprochement extrême de soi comme autre. La honte, pourrait-on dire, est une nausée morale, quand la nausée est une honte physique. Dans la nausée, le sujet sait et éprouve qu’il a un corps qui ne le lâche pas. Dans la honte, le sujet sait et éprouve qu’il ne peut se cacher à personne, et surtout pas à lui-même. Pour comprendre ce qu’implique le sentiment de honte, il est nécessaire d’étudier le rapport du sujet à son corps, à l’image de ce que faisait Lacan lorsqu’il étudiait l’angoisse, le plus fondamental des affects. Si le moi est le lieu de l’angoisse, observait-il, ce n’est pas un lieu vide et incorporéisé. Le moi est lié au corps par les limites corporelles, par la peau, la motricité, les sensations, les émotions, par toutes les formes d’affects dont le corps est le lieu. L’angoisse elle-même se saisit du corps. Le corps est un espace d’intimité, le lieu des sentiments les plus profonds. Il abrite le sentiment d’existence, le sentiment de soi. Le corps se pense d’abord comme image, l’image qui se reflète dans le miroir. C’est avant tout à travers son image que le corps participe de l’économie de la jouissance. C’est encore cette image qui se trouve à l’articulation de l’idéal du moi et du moi idéal. Le corps conditionne tout ce que l’imagination produit de représentations : sens, signifiés et significations. C’est dans le corps imaginaire que les mots de la langue font entrer les représentations qui forgent notre image du monde, un monde illusoire modelé sur l’unité du corps.

 

Le corps, enjeu social et politique

 

Lacan forge alors la notion de parlêtre pour désigner l’individu affecté d’un inconscient. L’individu est un être de parole et un être de paraître. Le sujet dispose d’un corps matériel, qui participe des affects de la psyché, et se trouve soumis à la fonction symbolique, le langage. Tout symptôme est alors un « évènement de corps ». Le corps ne peut pas être ni demeurer seul, il a besoin d’un autre corps pour se définir comme parlant : c’est le propre du parlêtre. Le corps, qui ressortit au paraître, est aussi naturellement le support et l’enjeu du parler. Il est le lieu de prédilection du discours de l’autre. Nous pourrions dès lors définir l’inconscient comme le nouage du discours de l’autre au corps de l’être parlant. L’inconscient est en effet noué au corps, sans quoi Freud n’aurait pu le découvrir à la base du symptôme hystérique. De plus, le corps du sujet est structurellement affecté par l’autre, le semblable comme l’autre symbolique. Avant d’être un corps parlant, notre corps est un corps parlé. L’idée que nous avons de notre corps vient donc de deux altérités, imaginaire et symbolique. Lacan a ainsi pu dire que « le corps, c’est l’autre », dans la mesure où le corps doit se constituer à partir d’une altérité, où l’être parlant n’a d’autre solution que d’aliéner son corps à l’image du semblable et au signifiant de l’autre.

 

De telles notions placent au cœur même du lien social le lien entre des corps, et non pas seulement des rapports entre des signifiants.  Le corps est, de plus, un enjeu : car c’est par ce corps que l’on dit sien que l’on peut être tenu et atteint par l’autre. C’est ce que déclarait Lacan lors d’une conférence donnée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne en 1975 : « Ne participent à l’histoire que les déportés : puisque l’homme a un corps, c’est par le corps qu’on l’a. Envers de l’habeas corpus »[7]. Nous voudrions insister sur cette importance fondamentale du corps et, davantage encore, de la maîtrise du corps, étudiée par Michel Foucault. Celui-ci notait que « le seuil de modernité biologique d’une société se situe au moment où l’espèce entre comme enjeu dans ses propres stratégies politiques »[8]. Précisément, c’est le corps vivant qui devient l’enjeu du savoir et l’enjeu du pouvoir. C’est en tant que corps vivant que l’individu devient l’enjeu des stratégies politiques. Les techniques politiques les plus sophistiquées concourent alors à faire des individus des « corps dociles ». Ce « biopouvoir » qui rend les corps dociles participe au développement et au triomphe, sur le plan économique, du capitalisme, en se dotant de technologies appropriées.  Il en résulte une sorte d’animalisation de l’homme. Enjeu des rapports sociaux, enjeu des stratégies politiques, enjeu vital et anthropologique : tel est le triple aspect que revêt le corps.

 

 

[1] Agamben (Giorgio), Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie nue, traduction de Marilène Raiola, Paris, Le Seuil, 1997

[2] Poggi (Paul), Ham (Mohamed), « Y a-t-il compatibilité entre politique sociale et clinique du sujet ? », in  Cliniques méditerranéennes, 1 :2014 (n°89) p.31-48

[3] Ham (Mohamed), « Etat de la horde », in Cliniques méditerranéennes 2/2008(n°78) p.109-129

 

[4] Del Volgo (Marie –José), « Argument- la clinique dans tous ses états », in Cliniques méditerranéennes 1/2014  (n° 89), p.5-6

[5] Levinas (Emmanuel), De l’évasion, Paris, Livre de Poche, rééd. 1998 [1935]

[6] Assoun (Paul-Laurent), Le préjudice et l’idéal, Paris, Anthropos/Economica, 1999, p. 97

[7] Lacan (Jacques), Conférence donnée dans le grand amphithéâtre de la Sorbonne le 16 juin 1975 à l’ouverture du 5ème Symposium James Joyce, Editions CNRS, 1979

[8] Foucault (Michel), Histoire de la sexualité. 1/ La volonté de savoir, Paris, Gallimard/Tel, 1976, p. 188

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