ANALYSE DES DERNIÈRES ANNÉES DE LA VIE DE ROMAIN GARY ET DE L’AFFAIRE AJAR AVEC LA THÉORIE DES JEUX PSYCHOLOGIQUES[1].
Dans son livre : Analyse Transactionnelle et psychologie clinique (Ed. Psicom), Georges Escribano donne des jeux psychologiques la définition suivante :
Les communications conflictuelles peuvent être analysées sous forme de jeux psychologiques, que Berne définit comme « une série de transactions ultérieures avec une ruse, qui conduisent vers un « bénéfice » ou un « règlement de comptes », généralement caché, mais bien défini.
C’est en fait un mécanisme inconscient, manipulatoire, et qui commence par une dévalorisation de soi-même, de l’autre ou de la situation, et finit par une confirmation des croyances sur soi, les autres ou/et la vie.
Romain Gary a très probablement joué à cache-cache[2] avec ses lecteurs et avec ses éditeurs jusqu’à sa mort, en décembre 1980.
En 1973, un an avant la parution du premier Ajar : Gros-Câlin, Romain Gary publie Les Enchanteurs et, en anglais, The Gasp, traduit en français sous le titre : Charge d’âme. The Gasp, traduit en français par Charge d’âme, est un livre terrible : L’âme devient matière. C’est la chute.
To be at one’s last gasp signifie : « être à l’agonie ». Avec Ajar, Romain Gary va démontrer qu’il n’était pas at his last gasp, à «l’agonie», en tout cas, comme écrivain…
En 1974, il publie trois livres : aux Éditions Gallimard : Les Têtes de Stéphanie, sous le pseudonyme de Shatan Bogat et La nuit sera calme, signé Romain Gary ; aux Éditions Mercure de France : Gros Câlin, premier livre publié sous le pseudonyme d’Émile Ajar.
La nuit sera calme est un livre auto-analytique, dans lequel Romain Gary va essayer de mettre en scène les conflits entre ses États du Moi et de réconcilier son Parent et son Enfant. C’est mon hypothèse. Le livre se présente comme une interview de Romain Gary (R.G.), par son ami François Bondy (F.B.). En réalité c’est Romain Gary qui a écrit les questions et les réponses, François Bondy n’étant qu’un prête-nom qui a accepté de garder le secret.
Par l’intermédiaire du prête-nom, François Bondy, Romain Gary va mettre son Adulte aux commandes pour essayer de trouver une solution au conflit intra-psychique entre son Enfant et son Parent ; entre la « personne » et le « personnage ».
Est-ce après ce livre auto-analytique que Romain Gary décide de dédoubler sa création littéraire en Émile Ajar et Romain Gary ?
Avant « l’affaire Ajar », les livres de Romain Gary n’avaient plus le succès d’autrefois.
Gros Câlin, le premier Ajar, remporta d’emblée un beau succès d’estime et fut désigné comme favori pour le prix Renaudot.
Qu’en dirent les médias ? Ce ne pouvait être que l’œuvre d’un grand écrivain : Queneau ou Aragon. Dès la parution de Gros-Câlin, Romain Gary a fait envoyer à son ami, André Malraux, alors conseiller chez Gallimard, un exemplaire du livre avec l’inscription : « Roman pas mort ». Roman – prénom de naissance de Romain Gary – n’est pas mort et n’était donc pas at his last gasp et le roman se porte bien ?
Après Gros-Câlin, Romain Gary continuera jusqu’à sa mort à mener de front deux carrières d’écrivain. Il gardera les mêmes humains, défendra les mêmes idées, mais donnera à sa création littéraire les deux expressions différentes déjà expérimentées dans Education européenne et Tulipe. Il peaufine le « Ajarien » de Tulipe. Il est plus créatif que jamais.
En 1975, il publie aux Éditions Gallimard : Au-delà de cette limite, votre ticket n’est plus valable et aux Éditions Mercure de France : La vie devant soi sous le nom d’Émile Ajar, second prix Goncourt de Romain Gary.
[1] Extraits du livre de Gisèle Sarfati : Romain Gary- Un autre regard. Editions l’Alfatier.
[2] Voir Éric Berne ; des jeux et des hommes, stock, 1987 p.142
Le succès est immense. Le livre se vend à plus d’un million d’exemplaires.
Romain Gary publiera encore sous le nom d’Émile Ajar Pseudo, en 1976, et L’angoisse du roi Salomon en 1979.
Le jeu de cache-cache va se terminer. Romain Gary est à découvert… Et personne pour s’en apercevoir !
QUELLES CROYANCES CE JEU A-T-IL RENFORCÉES CHEZ ROMAIN GARY ?
Ajar est reconnu. Mais très rares sont les lecteurs qui pensent qu’Ajar c’est Gary. L’injustice est flagrante. On ne s’intéresse pas vraiment à lui, Gary ! Il ne peut faire confiance à personne et ne fera jamais partie du lobby intellectuel de l’époque.
[…] je m’étais dépossédé. Il y avait à présent quelqu’un d’autre qui vivait le phantasme à ma place. En se matérialisant, Ajar avait mis fin à mon existence mythologique. Juste retour des choses : le rêve était à présent à mes dépens…29.
Déconvenue difficile à accepter pour un homme aussi sensible que Romain Gary et qui a tellement besoin d’amour et de reconnaissance ! Émile Ajar avait dépossédé Romain Gary de son œuvre.
Analyse du jeu de cache-cache avec la formule G (game) :
A + PF = R => CT => MC ==> BF
Appât (Attrape Nigaud) + Point Faible = Réplique => Coup de théâtre => Moment de stupeur ==> Bénéfice Final (Négatif)
A : L’Appât (ou attrape-nigaud) est, avant l’affaire Ajar, le manque de reconnaissance par la critique du talent de Romain Gary.
PF : Le Point Faible est son besoin d’amour et de reconnaissance.
R : Il Réplique en créant Ajar. Prendre un pseudonyme ; il n’y a rien là d’exceptionnel, mais le jeu se durcit quand Romain Gary demande à Pavlovitch d’incarner Ajar comme il avait demandé à son ami, François Bondy, d’être un prête-nom pour La nuit sera calme.
CT : Le Coup de Théâtre, c’est que les livres signés Ajar ont beaucoup plus de succès que les livres signés Gary.
MS : Moment de Stupeur, quand Pavlovitch, rompant son contrat moral avec Romain Gary, donne photo de lui et des pistes pour être reconnu.
BF : Quant au Bénéfice Final, il est généralement négatif. Dans ce « jeu », chacun des joueurs a reçu le sien :
− Mme Gallimard, directrice des Éditions Mercure de France, a édité les livres signés Ajar sans se douter qu’ils avaient été écrits par Gary.
− Gallimard a republié sous un autre titre, Les Couleurs du jour, livre publié vingt-sept ans plus tôt.
− Romain Gary a été conforté dans le renforcement de la croyance : on ne m’aime pas, on m’a fait une gueule. Personne ne lit vraiment mes livres.
− La majorité de ses lecteurs en apprenant après la publication de son livre-testament : Vie et mort d’Émile Ajar que les livres signés Émile Ajar avaient été écrits par Romain Gary.
La mort de Romain Gary marquera la fin du jeu.